CHAPITRE III

On les réveilla à huit heures et demie pour le petit déjeuner. On vint les chercher dans leur étroite chambre toute blanche. Un infirmier ouvrit la porte, alluma la lumière, et dit avec une gentillesse sonnant aussi faux que le Gad save the Queen interprété par les choeurs de l'Armée rouge : — Le petit déjeuner est servi ! Debout, làdedans!

Sandy se réveilla. La porte se referma dans un claquement feutré. Elle se leva, s'habilla. Se demanda si elle devait rester dans sa chambre, attendre un signal quelconque. Puis elle se décida à sortir. Se rendit dans la salle où on leur avait servi le repas, hier au soir, et à midi aussi. Elle resta dans l'entrée, ne sachant que faire de son corps, intimidée. A peu de choses près, le même programme se déroula pour Brian. Il arriva dans l'entrée après Sandy. Le sentant derrière elle, elle se retourna, esquissa un sourire, puis alla s'asseoir à la grande table. Brian l'imita. Kenneth arriva bon dernier, alors que la nurse distribuait les petites brioches rondes avant de remplir les bols de thé. Kenneth s'assit à table sans dire un mot. Il n'arrivait pas encore à penser droit. Il lui fallait un certain temps, au réveil, pour brasser ses idées comme des cartes à jouer et les remettre approximativement à la place qui leur revenait et qu'elles n'auraient jamais dû quitter. Cela lui prenait chaque jour un peu plus de temps...

Ils déjeunèrent sans hâte. En se demandant ce qui les attendait. On ne leur avait rien dit, rien du tout. Qu'ils signent le papier, on les prendrait en charge, on s'occuperait d'eux. C'était ce qu'on faisait. Il suffisait de se laisser faire. Plus de problèmes, plus de douleur, on s'habituait, c'était tout. Se laisser vivre et essayer de ne plus penser. De ne plus avoir mal. Lorsqu'on ne pensait plus, on n'avait plus mal.

On leur demanda de passer dans la pièce à côté. Celle où il y avait des livres, une télévision, des revues, même un jeu d'échecs, mais seule Sandy savait jouer, et de toute façon elle n'osait pas proposer aux autres une partie. Elle aurait bien joué toute seule, mais cela aurait été insultant pour les autres. Du moins le croyait-elle. Il y avait aussi un jeu de dames. Brian aimait bien jouer aux dames. Il ne dit rien.

Kenneth s'assit sur un des fauteuils. Mit en marche le tourne-disque qu'il avait dans le crâne et passa une vieille chanson de Lou Reed. Sandy s'assit aussi. Elle fixa le mur d'en face. Ses bras n'en finissaient pas de changer de position, comme s'ils n'arrivaient pas à se fixer ; elle les croisa. Se trouva ridicule. Elle se tourna, allongea le bras ; ses doigts pianotèrent sur l'étagère chargée de livres. Ils n'avaient pas Les Hauts de Hurievent. Elle prit un Edgar Wallace à la tranche cassée par ses lecteurs successifs et se cacha derrière les pages. Brian resta debout ; mains derrière le dos, il examina minutieusement les murs, comme s'il cherchait quelque chose, non sans jeter de brefs coups d'oeil autour de lui. Sandy lisait, Kenneth fixait le mur. Brian reprit son inspection. Il essuya ses mains sur son jean. Il avait les mains moites. Les gens n'aimaient pas les lui serrer. Il se les lavait tout le temps, pourtant, et les essuyait bien soigneusement. Mais elles restaient moites. Alors il les essuyait sur son pantalon, c'était devenu un geste machinal. Ici, il ne voyait pas très bien qui viendrait lui serrer la main, mais tant pis, il les essuyait quand même.

Les infirmiers vinrent les chercher plus tard.

Accompagnés d'un homme qui devait être un professeur, parce qu'il semblait être leur chef.

Brian regarda le badge sur sa blouse: il se nommait Mac Horan. On les fit entrer dans une pièce sans fenêtre, éclairée par des tubes de néon. La lumière éblouissante effaroucha Kenneth ; de sa désintox, du magma de sensations atroces, démentes, qui lui en restait, il revoyait une clarté blanche, brûlante, prête à le réduire en cendres. Le décor, l'ordinateur et les trois couchettes, rappelèrent à Brian un vieux film de science-fiction. 11 n'évoqua rien pour Sandy qui avait seulement un petit peu peur. Le professeur jeta un ordre à l'oreille d'un des infirmiers ; celui-ci fit la grimace, et remplit trois grands verres d'un produit d'un brun-roux rappelant vaguement la couleur ambrée du whisky. Donna un verre à chacun des patients. Sandy murmura « Merci » et se demanda si l'infirmier avait entendu, mais il ne s'occupait déjà plus d'elle. Le professeur se fendit d'un sourire d'ogre. « Buvez, cela vous fera du bien! » Sandy lui répondit d'une crispation timide des lèvres et but. Deux gouttes tombèrent sur son léger pull noir. Les autres l'imitèrent. Puis l'infirmier prit doucement le bras de Sandy, l'emmena ves la première couchette. Non sans effroi, elle se laissa conduire. Ne pas faire de bruit. Obéir à ce qu'on lui demande, que personne ne crie, ne gesticule, ne lui fasse de mal. Elle s'allongea. A l'autre bout de la salle, elle remarqua le long rectangle de verre sombre, et pressentit les regards qui l'épiaient de l'autre côté de la surface opaque.

On lui fixa des choses froides sur le front. Elle prit peur, pinça les lèvres. A travers un léger brouillard, elle vit que l'infirmier installait le gros homme sur la couchette voisine. Quelque chose de très important lui traversa l'esprit, mais elle ne put se rappeler quoi. Puis elle s'endormit.

Brian aussi avait peur. Mais il faisait confiance aux docteurs. Eux savaient. Lui n'était qu'un ignorant, tandis qu'eux... Il se cramponna à cette idée pendant qu'on fixait les ventouses sur son crâne. « Ils savent ce qui est bon pour toi. »

Puis il ne pensa plus à rien.

Kenneth passa le dernier. Il n'avait pas peur.

Il considérait la scène avec un profond détachement. Ses perceptions immédiates n'arrivaient plus assez profondément en lui pour influer sur sa conscience ; elles se heurtaient à un grand mur infranchissable, plus solide que toutes les montagnes. Et ce qui se trouvait au-delà de ce mur n'appartenait qu'à lui. Autrefois, seule la drogue pouvait franchir ce mur, faire réagir son corps et son âme en parfaite conjonction. Maintenant, plus rien ne parvenait à le toucher. Et il regardait avec une nonchalante curiosité se mouvoir cet étranger qui était lui. Lorsqu'on lui posa les électrodes sur le front, il se demanda si cela faisait mal. Mais peu importait. La douleur physique non plus ne l'atteignait plus. Kenneth ne savait plus son corps.

Derrière la vitre opaque, Marion Darras vit Mac Horan brancher l'ordinateur; les courbes sinusoïdales coulèrent sur le triple écran. White rejoignit Mac Horan ; après discussion, ils procédèrent à quelques réglages, étudièrent les dormeurs et discutèrent encore. Marion bouillait de rage et de honte, d'indignation et d'écoeurement. Et aussi, mais cela elle préférait ne pas se l'avouer, d'une certaine curiosité. La psychologue Darras se demandait quel serait le résultat de cette expérience dingue.

Les observateurs échangeaient parfois des paroles à voix basse ; quelques rires nerveux ne résorbaient pas la tension de l'atmosphère, comme toujours au début d'une expérience. Ils étaient confortablement installés sur des fauteuils club recouverts de tissu rouge. « Comme au cinéma! » s'était dit Marion. Il ne manquait plus que l'ouvreuse pour les retardataires et la jeune fille proposant des esquimaux...

Tout son être condamnait ce qui se déroulait sous ses yeux. Elle en arrivait presque à ne plus sentir la présence de David, à quatre fauteuils d'elle, un infini de vide les séparant. Mais elle ne pouvait détacher ses yeux des courbes aux formes régulières qui se dévidaient sur l'écran.

Un peu plus tard, les rêves commencèrent.

Mais l'un après l'autre. Indépendants. Sans le moindre ensemble.

Évidemment, ils ne pouvaient pas savoir qu'il ne se passerait rien ce jour-là.

Ni le suivant.

« Il faut un certain temps avant que la connexion ne s'établisse! » avait déclaré White.

Ouais, mais en attendant, tout le monde était bien déçu. Une journée à rester calé dans un fauteuil, en attendant qu'il se passe quelque chose!

Et il ne s'était rien passé.

A cinq heures, on avait réveillé les trois patients. on les avait conduits à leurs chambres, en attendant l'heure du repas. Ils semblaient assommés, épuisés: le sommeil qu'on leur proposait n'avait rien de reposant, bien au contraire.

Les scientifiques avaient suivi le même programme: « salle de détente » où l'on s'ennuyait avec distinction en attendant l'heure des repas.

Marion s'était retranchée derrière un gros roman de Marylin French. Elle n'avait aucune envie de parler à qui que ce soit. Et surtout pas à David. Elle n'arrivait pas à se concentrer, les mots glissaient sur son esprit sans y laisser la moindre trace. Puis ce fut enfin l'heure du repas, annoncé par la jeune cuisinière vêtue de blanc comme une infirmière. Elle ressemblait comme deux gouttes d'eau à la nurse qui s'occupait des malades. Quelqu'un en fit la réflexion derrière elle, à voix basse. Elle entendit le timbre aigu de Rosy Delmont qui répondait: — Normal, ce sont deux soeurs jumelles. On les engage toujours par deux. Infirmières, cuisinières, gardes-malades, elles veillent à tout. Susan et Molly. Mais on les confond toujours.

Peut-être qu'elles-mêmes ne savent plus qui est qui?

Le dîner passa. Elle jetait de petits coups d'oeil vers David. Impossible de s'en empêcher. Il parlait avec son voisin, souriait, se taisait. Les regards qu'elle lui lançait devinrent de plus en plus fréquents. Elle ne le quittait pratiquement plus des yeux.

Ridicule. Elle se sentait profondément ridicule. Devait-elle monter dans sa chambre pour pleurer sa honte, ou bien aller voir David et s'expliquer... ? Non, il se moquerait d'elle et il aurait bien raison. Après tout ce temps! Et puis, que lui dirait-elle? Qu'elle l'aimait? Non, ce n'était même pas ça. Qu'elle avait envie de lui?

Alors, au fond, elle était comme les autres, il n'y avait que le cul qui la fasse réagir... Un instant, elle croisa le regard de David. Il détourna les yeux, et elle aussi. Elle rougit. Pourvu que personne n'ait rien vu! Elle les imagina tous en train de se moquer d'elle, dès qu'elle aurait le dos tourné... Et David qui en rirait peut-être plus fort que les autres... Mais tout le monde semblait absorbé dans sa conversation. David ressentait la même chose? S'il ne savait pas comment l'aborder, lui faire comprendre... Bon sang, et dire qu'ils étaient censés être des adultes responsables, des scientifiques, et qu'ils se conduisaient comme des collégiens effarouchés!

A moins que... Non, elle en avait assez de toutes ses suppositions. Marre !

Le repas se termina, enfin. Elle fila tout de suite dans sa chambre. Dès qu'elle eut fermé la porte, le silence lui sauta dessus. Le silence...

Dans son appartement, à Londres, il y avait toujours quelques vagues bruits, de la musique chez les voisins, le grondement sourd de la ville... Ce qu'il fallait pour qu'elle ne se sente pas tout à fait abandonnée. Ici, dans cette absence, ce vide, elle était confrontée à elle-même.

A sa solitude. Mais elle ne rejoindrait pas les autres en bas, non. Elle frissonna. La pièce était glacée. Elle passa dans la salle de bains, fit couler l'eau. Comme la veille. Et après?

Elle se sentait mal. Nerveuse. Elle prit encore deux pilules somnifères. Attention, on s'habitue vite à ces machins-là... Tant pis. Elle se coula entre les draps. Regarda la fenêtre. Les arbres vaguement éclairés par une lune pâle prenaient des allures spectrales. Elle aurait pu tirer les rideaux avant de se balader à poil dans la pièce, se dit-elle. Mais qui risquait de la voir? Il faudrait grimper sur un arbre...

Le sommeil coupa le fil de ses réflexions.

Le deuxième jour ressembla au premier. Il lui semblait évoluer dans un rêve cotonneux. Sans doute l'effet des cachets — elle n'avait pas l'habitude... Tant mieux. Elle se laissait trimbaler ainsi, dans un demi-sommeil, et n'avait même pas besoin de penser, ses idées restaient vagues, noyées dans le brouillard. Pendant que chacun attendait, dans son fauteuil, Beaumont s'endormit carrément, émettant de légers ronflements qui firent sourire tout le monde. On le réveilla à l'heure du repas... David s'en chargea. Il lui mit la main sur l'épaule : — Hé, Julien! Réveille-toi, on est arrivés!

(Tiens, il le tutoyait?) L'autre prit la chose à la rigolade, mais se bourra de café après le repas. L'après-midi passa... Il y eut de nombreux soupirs d'ennui. Deux hommes que Marion ne connaissait pas n'hésitèrent pas à discuter rugby. Marion fixait les trois courbes sinusoïdales aux tracés toujours différents, arabesques vertes se découpant sur fond grisâtre. Les trois dormeurs étaient finalement les mieux lotis. Eux au moins ne s'ennuyaient pas.

Après le repas, elle passa dans la salle de télévision. Vit plus qu'elle ne regarda un vieux film de guerre. Un avion de tourisme bombardait le pont sur lequel s'apprêtaient à passer Roger Moore et ses hommes. Marion se leva et fila dans sa chambre. Elle ne prit pas de bain.

Elle n'en avait pas envie. Elle n'avait envie de rien, sauf de se coucher et dormir; s'abrutir de sommeil. Ce soir, pas besoin de cachets. Elle n'entendit pas les coups furtifs frappés à sa porte, vers onze heures. Elle ne se réveilla pas avant le lendemain.

Le troisième jour.Celui où il devait se passer quelque chose.

**

 

Allongé sur son lit, Brian s'endormait tout doucement. Il avait mal au crâne. Il ne comprenait pas très bien pourquoi on les faisait dormir si longtemps. Ni pourquoi il se réveillait fatigué.

Il se demanda si les autres ressentaient la même chose. Surtout la fille. Si jolie, si fragile... Il aurait bien aimé lui parler. Mais il se méfiait des jolies filles. Elles se moquaient trop souvent de lui. Certaines savaient trouver les mots qui font mal, si mal... Méchanceté, ignorance? Il ne savait pas. Une pensée en amenant une autre, il se rappela l'époque où il était garçon boucher.

C'était logique: il avait une tête, une dégaine de garçon boucher. Alors il avait trouvé cette place.

Presque sa place. Et il avait trouvé le truc. Il grammes de porc? (Sourire.) Voilà, madame !

(Sourire.) » « Qu'est-ce que ce sera aujourd'hui, monsieur? (Sourire.) » « Mademoiselle? (Sourire.) On a de triés beaux steacks, aujourd'hui ! (Sourire.) » Sourire, sourire, sourire. Alors les gens ne voyaient plus que ce sourire. Ils ne voyaient plus son ventre, non. Il suffisait qu'il étire ses lèvres et plus personne ne voyait son ventre. Son sourire était la plus efficace des murailles. Peut-être même qu'on l'aimait bien. Pas lui, Brian, non : ce sourire. Même si, après la fermeture du magasin, il se disait « Ce n'est pas moi, pas moi qu'ils voient. Pas moi qu'ils aiment. » Le vrai Brian, derrière son sourire, derrière son rempart, avait envie de tomber à genoux, de se prendre la tête dans les mains et de hurler, de supplier et d'appeler au secours ; il souffrait chaque fois qu'il voyait une jolie femme, parce que la beauté, cela peut faire très mal, et le vrai Brian rentrait dans sa chambre après avoir bu quelques bières avec des gens qui se fichaient pas mal de lui, et mettait la radio, priant qu'elle ne diffuse pas quelque chose de trop beau parce que les belles musiques aussi, ça peut faire mal, et il la laissait marcher toute la nuit parce que le silence lui faisait peur.

Le vrai Brian, c'était un petit garçon dans une chambre trop grande qui attendait en pleurant quelqu'un qui ne viendrait pas, qui ne viendrait plus. Qui attendait seul.

Tout seul.

Certaines personnes l'aimaient bien, oui, mais personne ne l'aimait. Il préférait ne pas savoir ce que les gens pensaient de lui.

Quelquefois, il était monté avec des prostituées. Celles qui ressemblaient à ce qu'il aimait.

Des femmes au corps d'enfant. Il était gentil avec elles, alors peut-être qu'elles l'aimaient bien. Il leur parlait. Mais elles ne lui parlaient jamais. Elles n'avaient pas le temps. Il n'avait jamais joui avec une prostituée. Une fois, il avait failli. Il avait suffi d'un mot, un mot qu'il avait murmuré alors que le plaisir montait dans ses reins et, il en était sûr, dans ceux de la fille. Un mot, un soupir. « Joan. » Il avait ouvert les yeux. Avait continué, mécaniquement, son corps agissant indépendamment de son esprit.

La fille avait eu un orgasme. Pas lui. La sueur sur son front était glacée, tout d'un coup. Il avait balbutié quelques mots à la fille qui lui souriait (est-ce qu'elle avait fait semblant? il ne le saurait jamais) et avait dévalé les escaliers. Il avait eu le temps de se cacher derrière des poubelles avant de vomir tripes et boyaux. La fièvre l'avait cloué au lit pendant deux journées dont il ne gardait pas le moindre souvenir. Puis il était retourné sourire derrière son comptoir. Et n'était jamais plus monté avec des prostituées.

Puis il y avait eu Sunnie. Sunnie, la petite Pakistanaise qui ressemblait à une poupée de porcelaine. Sunnie. Elle s'appelait Sun-Key, ou un nom comme cela, un nom asiatique qu'il n'avait jamais su prononcer. Elle préférait Sunnie. Il l'avait vue, un soir, à la sortie de la boucherie ; elle tentait vainement de remettre la chaîne de son petit vélomoteur. Il s'était approché. « Vous voulez un coup de main? Attendez! » En deux gestes de ses doigts boudinés, mais si habiles à manier la viande, il avait remis la chaîne en place. Puis retendue pour éviter qu'elle ne saute à nouveau. Sunnie lui avait souri, et c'était comme si un soleil éblouissant avait illuminé la rue noirâtre. « Je n'habite pas très loin... (Elle avait regardé ses doigts souillés de graisse.) Vous voulez peut-être vous nettoyer? » Il avait dit oui, bien sûr. Ils étaient partis dans les rues. Elle poussait sa machine en racontant un peu sa vie. Elle l'avait fait monter dans son petit appartement, et il avait eu l'impression de pénétrer dans un autre univers, tout en douceur feutrée. En tendresse, aussi. Il s'était lavé les mains. Elle lui avait servi un cocktail sucré, délicieux. Ils avaient encore un peu discuté. Enfin, c'était surtout elle qui parlait. Lui se contentait de la regarder, d'emplir ses yeux et son esprit, parce qu'il savait qu'il n'oublierait jamais ce soir-là, cet appartement, le sourire de Sunnie. Puis elle avait incliné la tête de côté, gracieusement.

«Oh, excusez-moi, mais je vais devoir vous mettre dehors... Il faut que j'aille travailler! »

Il avait dit, oui, bien sûr, excusez-moi, je ne veux pas vous retarder... S'était levé. Elle l'avait accompagné jusqu'à l'entrée. Il avait avalé sa salive et s'était jeté à l'eau : «— On pourrait... se revoir? »

Elle avait souri.

«— Pourquoi pas? »

Il l'avait attendue. Après trois longues journées, elle était revenue au magasin. Elle travaillait dans un bar de nuit, comme serveuse, et n'était libre que l'après-midi. Un dimanche, ils étaient allés déjeuner dans un restaurant grec.

Puis avaient passé le reste de l'après-midi dans un bar italien, à boire des cappucino dégoulinants de crème. Elle s'était racontée, son enfance, ses espoirs, ses rêves. Lui avait peu parlé.

Il avait écouté.

«— Je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui puisse écouter aussi longtemps que toi », lui avait-elle dit.

Lui se contentait... d'emmagasiner chaque détail de cet après-midi dans un tiroir secret de son esprit. Il savait que cela resterait comme le plus beau souvenir de toute sa chienne de vie. Et il voulait que, seul dans sa chambre, ou bien au travail, ou dans un bistrot, il puisse soudain fermer toutes les portes qui le reliaient à l'extérieur et revivre chaque minute et chaque seconde de cet après-midi, sans en oublier le moindre détail. Il ne savait pas s'il pourrait revivre un jour quelque chose d'aussi beau.

Alors il faisait des provisions de souvenirs, assez pour toute une vie. Sa chance était fragile, il ne fallait pas la laisser perdre.

Elle l'avait laissé. Pour aller travailler. Il était rentré chez lui, s'était couché et endormi comme une masse. Il n'avait pas eu besoin d'allumer sa radio. Ni de manger.

Deux jours plus tard, il l'avait revue. A la sortie de la boucherie. Un énorme type barbu lui enserrait les épaules. Deux autres attendaient sur le chemin qui menait chez lui.

« — Salut, gros tas! »

Le type avait un visage de loup marqué de tics nerveux.

— C'est bien lui, hein, salope? avait-il lancé à Sunnie. C'est bien ce tas de graisse?

Le « salope » était de trop. Brian serra les dents, et les influx nerveux s'accumulèrent dans ses énormes bras boudinés de garçon boucher. Il allait lancer quelque chose, lorsque le type nerveux l'apostropha: « Alors, on veut se faire de l'Asiatique, hein? Non, mais, tu t'es regardé, sac à merde?

Je vais t'apprendre qui que j'suis »

Sunnie se tortillait dans les bras du gros barbu.

«— Arrête, Rennie ! C'était rien de sérieux !

C'était juste... comme ça! On a rien fait, rie connais pas, moi, ce type »

«Ta gueule! » brama l'autre, hystériquement.

Il resserra sa prise sur les épaules de Sunnie qui gémit de douleur.

Brian vit rouge. Il ne se contrôlait plus. Il ne sut même pas comment il avait fait. Il se rappelait seulement Sunnie s'éloignant dans la nuit, une expression de peur et d'étonnement sur son visage de petite poupée...

Son patron le retrouva le lendemain matin, assis contre la porte arrière de la boucherie. Le pâle soleil levant éclairait sa face blême.

—Qu'est-ce que tu fais là, Brian ?

Brian leva des yeux remplis de fièvre.

—C'était juste comme ça, balbutia-t-il.

C'est alors que le patron remarqua les traces de sang, et prit peur.

Brian resta trois jours en état de choc. 11 avait reçu deux coups de couteau dans le ventre, mais aucun n'avait pénétré assez profondément pour entamer un organe vital. Il avait aussi une estafilade au niveau des côtes. Mais le sang qui le maculait n'était pas uniquement le sien...

Rennie était à l'hôpital. Mâchoire brisée. Les deux autres se soignèrent tout seuls. La bande se lança à la recherche de Brian, mais celui-ci avait été orienté vers un service psychiatrique où il parlait à des hommes en blanc.

Évidemment, les truands ne risquaient pas de venir l'y chercher. Il ne les revit jamais. Sunnie non plus.

Il lui restait les souvenirs. Pour lui tenir chaud.

***

 

Sandy prenait un bain. Comme elle les aimait.

Très long, très chaud, très moussant (elle avait emporté ses boules aromatisées multicolores, soigneusement rangées dans un petit écrin de verre). Sandy se sentait bien. Elle ferma les yeux, se plongea dans l'eau jusqu'au cou. La mousse froufrouta sous son menton.

Elle regrettait son walkman. Celui dont on lui avait fait cadeau était en panne. Il était si vieux... Mais la musique lui manquait. Elle fredonna Wuthering Heights de Kate Bush : Heathcliff, it's me, Cathy corne home I'm so cold, let me in-a-your window...

Elle regrettait qu'on ne les ait pas installés dans la grande maison, si proche de celle de ses rêves... Évidemment, il manquait la lande et le vent... Mais elle s'y serait sentie encore mieux.

Ici, pourtant, elle n'était pas mal. Tout était si calme.... Ces drôles d'engins l'effrayaient bien un peu, mais ils ne musaient aucun mal, juste une vague migraine que les petites pilules vertes dissipaient vite. Elle aurait bien voulu aller se promener dans le parc. Dans la nuit. Écouter le vent dans les arbres, marcher au milieu des feuilles craquantes, sentir l'air frais sur sa peau.

Elle aurait levé la tête et souri aux étoiles. Face au ciel et aux paysages immenses, elle se sentait toujours si petite, si minuscule, perdue, oubliée... Et pourtant, faisant partie de ce grand tout qu'était la nature. Elle serait restée des heures ainsi, assise sous un arbre, à regarder passer les nuages et les saisons, les neiges de l'hiver puis le renouveau du printemps. Elle ne se serait jamais ennuyée. Elle aurait attendu. Il se passe toujours quelque chose, si on y croit assez fort et si on attend assez longtemps. Longtemps... Sandy savait cela. Elle se le disait souvent, en regardant par la fenêtre les gens courir dans la rue, toujours pressés, toujours en retard. « Je suis en retard, en retard... » Tous des gros lapins blancs dans une course absurde, les yeux rivés sur un chronomètre implacable.

Sandy, elle, avait compris que le temps n'existait pas. Il n'était que ce qu'on voulait en faire. Tous se livraient à une incessante course en avant, parce qu'ils avaient peur du temps, peut' de vieillir et de mourir. Alors qu'il suffisait de s'arrêter de courir pour que le temps se ralentisse. Les gens devraient comprendre ça. Sandy détestait ce qui allait trop vite, ce qui se rapportait à cette course ridicule. Elle, dans son appartement paisible, vivait cent fois plus longtemps que les autres gens. Les minutes et les heures coulaient autour d'elle sans entamer ses rêves. Elle restait parfois des heures à ne rien faire. Dans sa baignoire, de préférence, ou bien sur son fauteuil préféré. Elle avait déjà vécu des milliers d'années et se préparait encore quelques beaux siècles. Time stagnates here... Parfois, elle avait l'impression d'être la seule à avoir lu Les Hauts de Hurlevent. Il n'avait été écrit que pour elle. Elle aurait bien voulu connaître Emily Brontë. Ç'aurait été un peu comme sa soeur perdue depuis longtemps. Elle aurait aimé avoir quelqu'un avec qui partager tous ces siècles.

Quelqu'un qui aurait compris aussi que le temps n'existait pas. Emily. Elles seraient restées des heures, des journées à se contempler, à se caresser le visage, les cheveux. A étudier leurs sourires. A se lire des poèmes. A écouter de la musique. A écouter souffler le vent et passer le temps. Mais Emily était morte. Elles se retrouveraient peut-être... avec Vincent. Vincent n'avait pas tout à fait compris que le temps n'existait pas. Il avait commencé à apprendre la douceur, la lenteur de l'amour, la tendresse.

Elle lui apprenait, il écoutait. Elle savait que la vérité ne l'avait pas encore imprégné. Cela viendrait. Elle avait confiance. Il avait déjà réussi à oublier la course des heures. Et puis il était mort. Tant de gens étaient morts... Il n'y avait plus qu'elle. Toute seule. Avec ses rêves. Parfois, elle se demandait si elle serait immortelle.

Mais cela n'avait pas vraiment d'importance. La mort non plus n'existait pas. On l'enterrerait, elle trouverait la paix et le silence, et pourrait se promener sur les landes, écouter le vent et le bruissement des feuilles. Elle serait bien. Il n'y aurait plus de douleur, plus de mal. Et peut-être qu'elle les retrouverait tous, Emily, son père, Vincent. Ils auraient l'éternité pour eux...

Ici aussi, tout allait très lentement. On ne l'obligeait pas à se dépêcher, à parler. Il y avait seulement les deux autres. Savaient-ils, eux, que le temps n'existait pas? Elle verrait bien.

Elle faillit s'endormir dans son bain. Elle serait mieux dans son lit. Elle vida la baignoire, se rinça. Puis elle prit une serviette, enfila ses espadrilles et, malgré le froid, alla se sécher longuement dans la chambre. Elle n'aimait pas cette salle blanche impersonnelle, ses reflets d'une blancheur clinique.

Bien sûr, elle ignorait tout des caméras...

***

 

Couché sur son lit, Kenneth contemplait le plafond. Le tourne-disque dans sa tête jouait une chanson des Lords of the New Church. Son esprit était vide. La musique s'arrêta et il s'autorisa à penser un peu.

Drôle d'endroit Drôles de gens. Drôle de fille. Et ce gros type. C'était aussi de drôles de machins qu'on leur faisait. Dormir toute la journée pour se réveiller fatigué, c'était rigolo. Et les rêves, tous ces rêves... Pire qu'un trip au LSD.

Le plus fort, c'était qu'ils semblaient tous différents. C'était amusant.

Kenneth égrena ces considérations très froidement, sans la moindre émotion. C'est de la même manière qu'il se demanda combien de temps cela durerait encore.

Il y avait longtemps — depuis sa désintox, depuis qu'on s'était mis à penser pour lui et que sa descente aux enfers l'avait poussé à dépenser tout son capital de sentiments — que Kenneth écrivait sa vie à la troisième personne. Il lisait son propre roman. Un bouquin un peu dingue, mais dont il continuait de tourner les pages, faute de mieux...

Il se demanda quel truc on pouvait bien leur donner à boire. Cela ressemblait à de l'alcool.

Mais l'alcool leur était contre-indiqué : avec tous ces médicaments, il pouvait donner des effets...

Son front se baigna de sueur. Il venait de pincer l'unique corde sensible qui lui restait.

Une vague d'angoisse s'éleva soudain ; une vision brisa son coma émotif, celle de son corps, à l'intérieur, sous l'enveloppe de peau ; un corps pourri, ravagé par tout ce qu'il lui avait fait subir, l'estomac, le foie, les tripes pourries, sanguinolentes, détruites, torturées... Et la tête... L'étau revint comprimer son cerveau...

Sa tête était pourrie aussi, cassée, foutue... Un voile rouge descendit devant ses yeux.

La vague d'angoisse frappa le mur. Puis reflua. Cette fois-ci, elle n'avait pas réussi à le franchir. Tant mieux. Cela était arrivé une ou deux fois, et il préférait ne pas se souvenir de ce qui s'était passé. Ces mémoires-la étaient soigneusement bouclées au fond de son cerveau, dans un coffre-fort dont il avait jeté la clé, oublié la combinaison.

Le vide se fit, peu à peu. Son estomac se décrispa.

Il s'endormit d'un coup, sans même s'en rendre compte.